Entretien avec Antoine Rieu, doctorant et manager R&D qui travaille sur les Joint-Ventures Sociales

 dans Autre

SocialCOBizz : Antoine, peux-tu nous parler de ton parcours et comment tu en es venu à travailler sur les Joint-Ventures Sociales ?

Antoine : Au fil de mon parcours, j’ai cherché à construire une trajectoire interdisciplinaire mêlant gestion, économie, sciences sociales et philosophie, en essayant de relier ces approches théoriques à des enjeux très concrets de solidarité et de justice sociale et écologique. J’ai donc démarré par une école de commerce (le bachelor de l’ESSEC), et, comme la question du sens, des moyens et des finalités de mon action se posait tout le long, j’ai décidé de suivre en même temps des études de philosophie. En parallèle, j’ai orienté mes expériences professionnelles sur des sujets de développement international mais je me demandais notamment quelle était ma légitimité à participer à des actions dites de développement dans des pays dont je ne connaissais pas grand-chose. J’avais alors commencé à prendre des cours d’anthropologie à distance ; j’ai beaucoup travaillé et à cette occasion je me suis réconcilié avec l’économie ! J’ai poursuivi en master de recherche car je ressentais un besoin d’avoir des repères théoriques forts et différents de ceux que j’avais pu recevoir à l’ESSEC. Mon année à l’EHESS a été une révélation : je travaillais enfin des approches qui croisent l’économie avec les autres sciences sociales et qui ne cherchent pas à dire aux gens comment ils doivent se comporter et ce qui est mieux pour eux en calculant des optima hors sol, mais qui s’intéressent à leurs valeurs, aux dynamiques institutionnelles dans lesquelles ils s’insèrent, bref qui se penchent sur la complexité du socioéconomique et du politique.

Quand j’ai cherché à faire une thèse, d’une part je voulais pouvoir tirer parti de ma compréhension « de l’intérieur » de la gestion, en croisant cela avec une perspective affirmée de sciences sociales de l’économie ; d’autre part je souhaitais travailler sur des enjeux de solidarité, avec une visée de transformation des pratiques en faveur de la justice sociale et écologique, ce qui impliquait d’être en lien direct avec les acteurs.

Grâce à Cécile Renouard – mon actuelle codirectrice de thèse aux côtés d’Isabelle Guérin, j’ai eu la chance de croiser le chemin des fondateurs de SocialCOBizz (Ares, Investir &+, Vitamine T, Yoobaky). C’est à l’occasion d’échanges passionnants avec eux que j’ai découvert les Joint-Ventures Sociales, modèle que j’ai tout de suite trouvé très intéressant. J’ai eu la chance d’arriver au bon moment : ils cherchaient un thésard pour étudier ce modèle et ils étaient prêts à me laisser toute ma liberté intellectuelle –et notamment en matière d’ancrage théorique et disciplinaire – pour m’attaquer à ce sujet. En bref, ils m’ont accordé toute leur confiance, et c’était alors une occasion inespérée pour opérer une synthèse entre tous les points qui m’animaient profondément et que j’avais jusqu’alors abordé de manière un peu déconnectée les uns des autres.

SocialCOBizz : Peux-tu nous dire concrètement ce qui a retenu ton attention et qui t’intéresse dans les Joint-Ventures Sociales ?

Antoine : Avant même d’entrer dans le détail, le premier point que je trouve remarquable est la démarche : des acteurs différents (associations, sociétés de capitaux, fondations, etc.), décident de travailler ensemble, et ce de la manière la plus imbriquée qui soit en créant une entreprise en commun, donc en allant au-delà de la philanthropie ou de la sous-traitance ! En d’autres termes, des acteurs que bien souvent tout sépare se mettent à penser qu’il est possible et souhaitable de travailler ensemble de manière rapprochée pour « changer des choses ». Par exemple, dans le cas du « secteur » de l’insertion par l’activité économique, il s’agit de faire la preuve que des chaînes de valeur économique, des métiers, des process, peuvent être mis au service d’une mission sociale d’insertion sociale et professionnelle.

Dès lors, tout un ensemble de questions, passionnantes pour un chercheur et tout à fait d’actualité, se posent. A quelles conditions un partenariat sous forme de Joint-Venture Sociale peut-il être pérenne économiquement tout en menant une mission sociale de qualité ? Comment les JVS qui existent à ce jour fonctionnent-elles au quotidien ? Quelles sont les tensions qui les traversent et comment arrivent-elles (ou pas) à les surmonter ? Les JVS recèlent-t-elles véritablement un potentiel de transformation des modèles capitalistes classiques ? Les JVS portent-elles une vision alternative de la valeur ?

SocialCOBizz : Peux-tu revenir sur cette question de la valeur ? En effet, c’est une thématique qui revient tout le temps : on parle de création de valeur, de partage de la valeur, de valeur économique et de valeur sociale ; on s’y perd ! Pour le formuler autrement, peux-tu nous clarifier ce débat et nous dire comment tu y inscris les JVS ?

Antoine : Je vais prendre un petit peu de temps à expliquer ma vision de ce qui se joue en prenant un peu de recul.

Pour le dire simplement, nous avons tendance à considérer qu’il y a d’un côté quelque chose qui serait « la » valeur économique et d’un autre côté « la » ou « les » valeur(s) sociale(s). La valeur économique s’exprimerait en unités monétaires et serait révélée par les forces du marché au croisement d’une offre et d’une demande (c’est ce que la plupart des économistes étudient) quand la valeur sociale ou les valeurs sociales recouvriraient quelque chose de plus diffus, de moins évident qui serait de manière basique ce qui compte pour les gens (ce que les sociologues étudient). Or je considère qu’un tel partage, aussi bien du point de vue théorique que dans les activités les plus concrètes des structures, est très vite limité et que c’est notamment à lui que l’on doit tout un ensemble d’inégalités, de dérives, de mauvaises pratiques, de dogmatismes de tous les côtés, et qui participe au fait qu’aujourd’hui la question de la transition écologique et solidaire se pose.

A partir du moment où l’on décloisonne les notions de valeur économique et de valeur sociale, pour parler de dynamique de valorisation, on peut éclairer à nouveaux frais ce qui se joue dans les entreprises, les associations, etc., et leur place dans la société et les territoires. Au fond, en considérant que toute valeur économique est toujours encastrée dans du social, et que le social a tôt ou tard affaire à quelque chose d’économique, alors on y voit plus clair, notamment, à nouveau, face aux urgences écologiques, de solidarité, et à la crise de la démocratie et de la délibération à l’œuvre dans la plupart des pays dans le monde. Pourquoi ? Car pour moi, se poser la question de la dynamique de la valorisation, c’est se poser deux questions en même temps : qu’est-ce qui compte et qui dit ce qui compte ? Autrement dit, on se pose à la fois une question socioéconomique (qu’est-ce que les gens, les entreprises, les institutions, valorisent dans leur quotidien afin de subsister, de vivre dans le temps, et comment ils le valorisent), et une question politique (c’est la question du pouvoir de valorisation : qui a voix au chapitre, à quel moment, pourquoi, selon quelle légitimité, quels sont les rapports de force à l’œuvre, etc.).

C’est selon moi cette double question qu’il faut se poser aujourd’hui. Plutôt que de questionner d’un côté des structures qui relèveraient de l’ESS, et de l’autre des entreprises capitalistes, nous pouvons lire leurs actions, leurs projets, les interroger, en tant qu’unités à part entières et en tant que composées par des personnes, qui sont toujours sur un territoire, dans une société, ayant des pratiques et des impacts à plusieurs échelles géographiques et temporelles, et qui donc ont certaines pratiques de valorisation.

Pour revenir sur le sujet des Joint-Ventures Sociales, suite à ce que je viens de dire, au fond il y a trois questions qui se posent :

– Quelles sont les dynamiques de valorisation qui se jouent ?
– Ces JVS peuvent-elles porter une vision de la/les valeur(s) (ou de la richesse) qui soit différente ?
– Et comment faire ?

Ces questions se posent car les JVS, généralement, ce sont des sociétés (au sens juridique) codétenues par des actionnaires complémentaires (comme une association et une société de capitaux), qui opère selon le métier de l’un et le savoir-faire en matière de mission sociale de l’autre. De part et d’autre il faut donc accorder son violon, avoir un langage commun qui prenne la forme d’un compromis –certes toujours instable et mouvant (comme toujours en matière d’économie !), et qui ne soit pas de la compromission. C’est difficile, cela prend du temps, parfois cela peut échouer et il faut savoir pourquoi, mais il semble que cela soit possible et constitue alors, à certaines conditions, des alternatives intéressantes !

SocialCOBizz : As-tu déjà des éléments de réponse à partager avec nous, justement sur ce potentiel des JVS à changer des choses, à faire bouger des lignes ?

Antoine : Il est encore tôt pour que je me permette des réponses trop avancées mais je peux tout de même donner quelques éléments, ou, a minima, poser des questions. Jusque-là, j’ai posé les termes de façon majoritairement socioéconomique, un peu politique, et c’est maintenant que la gestion intervient.

La gestion, c’est une affaire de prise de décision, de choix, donc de valorisation (car la gestion, c’est agir selon un arbitrage entre des éléments auxquels on attache plus ou moins de valeur) ! Mais ces choix, ces valorisations, se font toujours sous contrainte –il est évident que personne, individu ou entreprise, n’a la capacité ni la possibilité de faire tout ce qu’il ou elle souhaite, en plus d’avoir des ressources limitées. La question est alors triple : quelles sont les pratiques de gestion à l’œuvre dans les JVS, à l’aune de quel contexte institutionnel et territorial, et à quoi pourrait ressembler une « bonne gestion » ?

A nouveau, je ne suis pas capable à ce jour d’avancer de réponse ferme. Mais voici quelques éléments.

D’abord, on remarque que tout part d’une volonté humaine : des hommes et des femmes décident de s’engager pour agir dans des JVS. Il est donc essentiel que chacun et chacune comprenne ce modèle et ses spécificités (et évidemment, souhaite mener une activité avec une mission sociale affirmée), notamment en matière de création d’un langage et de référentiel (qu’il s’agisse de valeurs, d’outils de gestion ou de process) communs radicalement inclusifs. Quand c’est le cas, on est plutôt bien parti !

Ensuite, il y a une vraie réflexion à mener sur la qualité du travail, des process, en lien avec le sujet ô combien complexe et central de la productivité, de l’intégration d’une activité économique sur un marché concurrentiel. Dans le cas d’une JVS qui a une mission sociale d’insertion sociale et professionnelle, c’est d’autant plus évident. Ces structures, comme par exemple Log’ins (codétenue par Ares et XPO Logistics) ou Acces Inclusive Tech (codétenue par Ares, la Fondation Accenture et Investir &+), dépendent de contrats commerciaux, de subvention de l’Etat voire de subventions privées pour vivre. Il y a donc une tension permanente à l’œuvre et qui doit nécessairement se lire en lien avec les territoires et les politiques publiques : reçoit-on assez d’aides de l’Etat pour garantir la (sur)vie des structures et le sens de leur action d’accompagnement social vers l’emploi durable et/ou la formation ? La maîtrise du métier et des procédés industriels ou encore la connaissance des marchés sont-elles en adéquation avec les objectifs affichés et les pratiques RH souhaitées ? Les forces socioéconomiques à l’œuvre sont-elles assez équilibrées et hybridées pour que ce qui prime soit la qualité de la mission sociale ? Ici, les JVS sont intéressantes car elles mêlent l’excellence métier des (grandes) entreprises avec la maîtrise fine d’une mission sociale dans le cadre d’un territoire avec des besoins particuliers, donc il y a fort à parier sur le potentiel d’efficacité socioéconomique –mais il faut toujours prendre garde aux éventuelles dérives des missions sociales et s’en protéger. Très concrètement, le fait que la gouvernance des JVS d’Ares et Vitamine T assure à ces deux structures de détenir le pouvoir de décision ultime et donc d’être gardien de la mission sociale dans leurs JVS constitue un garde-fou puissant face à des dérives qui pourraient se produire autrement.

Bien évidemment, il y a plein d’autres questions, classiques dans l’ESS, que les acteurs se posent, mais je ne reviens pas dessus (la bonne connaissance des besoins de chacun, des territoires, la co-construction au quotidien avec des prises de décision délibératives, juste partage de « la » valeur, etc.).

SocialCOBizz : Qu’est-ce que t’apporte le fait d’être au quotidien chez Ares et SocialCOBizz ? Comment travailles-tu en lien avec les équipes ?

Antoine : C’est très simple : cela me permet d’avoir une vision réelle et non simpliste de ce qui se joue ! C’est le rêve de tout chercheur que d’avoir un accès direct et illimité aux données, au terrain, aux acteurs de tous les niveaux. Cela apporte un degré de complexité qui rend la réflexion très riche, qui force à se remettre en question en permanence. Cela implique aussi que je prenne du recul et que je m’en détache par moments, pour revenir avec de nouvelles questions, un regard neuf et plus clairvoyant face à l’infinie complexité du réel.

En outre, cela amène un niveau de rigueur et d’exigence élevé. En effet, au quotidien il s’agit de dialoguer, de questionner chacun dans sa pratique et sur sa propre vision de son travail, de son action ; il faut donc que ma connaissance soit assez fine pour être pertinent dans mes questions et pas déconnecté des réalités concrètes du terrain.

Enfin, un point tout à fait central de mon travail en interne est de travailler avec les équipes à la fabrique de différents outils dont un pack méthodologique qui explique ce qu’est une JVS, son potentiel, comment on peut venir à en créer une et pourquoi, comment on peut la gérer à différents niveaux, etc. C’est un travail de recherche-action : grâce à tous ces aller-retours entre la théorie et la pratique, grâce aux expérience terrain concrètes des équipes, grâce aux échanges que nous entretenons en continu, nous avançons progressivement pour mieux comprendre les pratiques en interne, les améliorer, et les mettre à la vue de tous pour que tout le monde puisse profiter des fruits de notre travail, et ainsi contribuer à transformer les pratiques ! Cela prend du temps, ce n’est pas toujours évident, mais il est nécessaire que les chercheurs et les acteurs travaillent ensemble : petit à petit nous arrivons à faire de très belles choses que nous n’aurions pas pu faire seuls, et c’est cela qui compte !

SocialCOBizz : Un dernier mot ?

Antoine : J’aimerais saisir l’occasion de ce dernier mot pour porter un plaidoyer qui me touche particulièrement et qui est celui des liens entre la recherche et l’action, que j’évoquais à peine. Il faut que davantage de chercheurs, d’entrepreneurs, d’acteurs publics, de salariés, de citoyens travaillent ensemble, à l’image de ce que nous faisons avec Ares et SocialCOBizz ! Chacun dispose de savoirs spécifiques légitimes et travailler directement ensemble permet de ne pas tomber dans la simplicité. En partant du principe que chacun est de bonne volonté pour changer des choses, c’est grâce à des dynamiques d’intelligence collective, qui cherchent à construire avec les réalités toujours complexes des autres, que l’on peut faire bouger des lignes. C’est ensemble et non séparément qu’il faut s’engager concrètement et intellectuellement pour agir en faveur d’une transition résolument solidaire et écologique, en modifiant nos manières de penser et de faire !

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