La pluralité des crises
Nous vivons les manifestations inédites de catastrophes multiples. Au péril écologique et climatique, à l’accroissement des inégalités socio-économiques et au délitement des démocraties libérales – la liste est loin d’être close – vient maintenant s’ajouter une crise sanitaire d’ampleur mondiale. Au moment où nous écrivons ce texte, nous sommes le 27 mars 2020 et près de trois milliards d’êtres humains sont réputés confinés chez eux. « Réputés » seulement, car, est-il besoin de le rappeler, la Fondation Abbé Pierre estimait en 2014 à 3,6 millions le nombres de personnes ne disposant pas de logement personnel dans le seul cas de la France. Sont-ils suffisamment protégés ? Ajoutons aussi les près de 730 000 résidents en EHPAD (selon une estimation du CNSA de fin 2016). Sont-ils suffisamment protégés ? Et puis il y a toutes ces femmes, et ces hommes aussi, confinés avec un conjoint violent, une épouse violente. Sont-elles suffisamment protégées, sont-ils à l’abri chez eux? Qu’en est-il des personnes isolées, dans de petits appartements ? Qu’en sera-t-il, de notre santé physique et psychique ? Évidemment, il faut ajouter ceci : toutes ces femmes, tous ces hommes, et ces quelques « jeunes » atteints par le Covid-19, sont-ils suffisamment protégés ?
Ce texte n’a pas vocation à restituer les résultats des quantités d’articles scientifiques, de témoignages, d’enquêtes journalistiques à ce sujet. Nous ne voulons pas non plus pointer du doigt des individus qu’il s’agirait de qualifier comme coupables ; ce n’est pas un tribunal. Nous sommes pris dans les effets systémiques d’une pluralité de crises. Alors notre intention ici relève plutôt du parti pris, en nous posant la question suivante : les partenariats multi-acteurs peuvent-ils contribuer à forger des voies de sortie de crise ?
La crise, les crises : de quoi parle-t-on ?
En 2012, la philosophe Myriam Reveault d’Allonnes a écrit un ouvrage important publié aux éditions du Seuil, La crise sans fin. Elle montre que la notion de crise est consubstantielle à la modernité, elle a envahi notre vocabulaire. En témoigne d’ailleurs sa polysémie que Reveault d’Allonnes rappelle : crise économique, crise des valeurs, crise de rage, crise du sens, crise de nerfs… Là où, chez les Anciens, la krisis désignait le moment paroxystique auquel une situation devait se dénouer d’une façon ou d’une autre (notamment la vie ou la mort, que ce soit dans le vocabulaire médical, juridique, ou politique), la crise chez les Modernes est devenue un état permanent. En outre, là où la krisis impliquait la sanction dans un moment critique, la crise devient l’indécidable ; là où la première était exceptionnelle, la seconde est devenue la norme de l’existence. Elle est crise des fondements (sur quoi fonder notre action ?), de la normativité (comment créer de nouvelles normes et valeurs ?), de l’identité (qui sommes-nous, nous qui sommes en crise ?). Reveault d’Allonnes nous dit que la crise reconfigure notre rapport au temps, face à un avenir radicalement incertain. Elle nous invite, nous êtres humains de la modernité, à situer nos actions au cœur de la brèche du temps plutôt que dans la cage de fer (concept que nous devons au sociologue Max Weber qui désigne ce piège de la rationalisation et du contrôle des systèmes bureaucratiques particulièrement dans les systèmes capitalistes) ; elle nous invite à décider et agir ensemble.
Des partenariats solidaires qui nous protègent
Face au constat que des décennies de globalisation marchande, de néolibéralisme, de rapport productiviste et extractiviste à la terre, entrainent l’insécurité de nos existences, il faut faire ce constat heureux que les solidarités s’organisent. C’est tout le personnel, médical ou non, des services de santé et de soin qui se donnent à corps pour leurs patients ou celles et ceux qu’ils accompagnent à domicile ; ce sont les industriels, petits et grands, qui fabriquent le matériel médical ou les produits d’hygiène ; ce sont les maillons des chaines agro-alimentaires ; caissières et caissiers, les conducteurs et conductrices poids-lourds, les livreurs ; celles et ceux qui trient nos déchets… La liste est longue, ces actes de solidarité (choisis comme subis mais toujours louables) se trouvent partout : en premiers lieux dans les secteurs dits de première nécessité, mais aussi, comme on s’en doute, dans toute l’économie dite sociale et solidaire et puis, finalement, dans de nombreuses autres filières. Remarquons que ce sont ces actes de solidarité qui nous protègent ; constatons que ce sont bien souvent les personnes parmi les moins bien loties qui sont en première ligne ; et profitons-en pour nous rappeler que ce sont bien souvent des femmes.
Dans ce moment où il faut agir face à la crise, nous entrevoyons qu’il est possible de s’organiser autrement. De nouveaux partenariats se tissent : sur la filière agro-alimentaire, sur la filière textile, dans certains services numériques. Les partenariats multi-acteurs sont d’ailleurs mentionnés dans l’Objectif du Développement Durable n°17 de l’ONU. Reconfigurer nos économies face à la crise passe impérativement par ces nouveaux partenariats… à certaines conditions. La première d’entre-elles : privilégier la qualité des liens sociaux et écologiques pour repenser nos systèmes productifs. La conception du « gagnant-gagnant » nous fait oublier qu’elle ne propose jamais de changer les configurations les plus fondamentales de nos organisations, à savoir les configurations de rapports sociaux de pouvoir et de rapports politiques à « la nature ». Qu’est-ce à dire ? Si les nouveaux partenariats que nous allons forger pour sortir de la crise sanitaire et économique entendent être compatibles avec des conditions de vies bonnes et durables, alors il est impératif qu’ils questionnent fondamentalement : les sources énergétiques des modèles productifs, à quoi décidons-nous ensemble de donner de la valeur, comment mieux répartir la valeur économique. Ceci implique une attention toute particulière aux plus vulnérables et à la qualité de nos milieux de vie.
L’équipe SocialCOBizz www.socialcobizz.com